Chaque génération a ses bizarreries et ses travers, voire ses mystères. Nos trentenaires d’aujourd’hui ont la particularité d’avoir rencontré un OSNI, un « objet sociologique non identifié » - un USO dans l’Anglais qu’ils prisent, un « unidentified sociological object » -. Pour simplifier la problématique comme ils diraient, disons qu’il s’agit de la net-économie et, plus précisément, que certains d’entre eux ont eu le rare privilège de traverser la très fameuse « bulle Internet ». Ce récit tente d’appréhender le phénomène et d’en restituer l’expérience aux humbles mortels.
Comment décrire ce qui vient d’un autre monde ? Employons des comparaisons terrestres. La « bulle Internet », c’est comme l’association de l’hydrogène et de l’oxygène : ça peut donner de l’eau purificatrice, et ça peut péter ... L’hydrogène, c’est les « concepts » : choses abstraites et absconses pour des avertis qui raisonnent façon géométrie : B(i) to(u) B(i), B(i) to(u) C(i), P(i) to(u) P(i) ... Sorte de ritournelle ou de comptine qui cache derrière sa poésie enfantine un pouvoir de pulvérisation inégalé : avec ça, plus d’ « ancienne » économie, plus de business pépère ; une saignée dans la routine, un séisme dans le train-train du monde, un Hiroshima de la nouveauté ! L’oxygène, c’est la thune : très classique après tout, l’argent ne fait-il pas tourner le monde ? Mais là, attention ! C’est du méga-pèze, de l’oseille réingéniorisée, du flouze mutant, de la dope bionique. Mêlez les deux tout près de votre cigarette : je n’ose imaginer vos cheveux !
Dans un premier temps, le mélange est pacifique : ça génère un monde extatique, caractérisé par l’apparition de plein d’entreprises « virtuelles » à double « o » dans le nom : on signifie mieux ainsi l’euphorie et le miracle du double jaune dans l’œuf. Dans un second temps, tout disparaît d’un coup et dans un vent superbe : le Nasdaq s’effondre, le baromètre indique une zone de basses pressions peu favorable au miracle des bulles.
Dans l’atmosphère bullique, un petit monde se constitue avec sa topologie, ses mœurs, ses tribus, ses rites. L’espace est parsemé de « sites » dont la vocation est d’être vus - c’est simple : plus ils sont vus, plus l’oxygène s’y concentre, et plus on a le vertige et l’ivresse -. L’information y est exclusivement convoyée par des agences de publicité, des attachées de presse, des journalistes, des médias ; mais l’information de quoi ? C’est là où on est dans un autre monde : l’information du fait d’être vu. Le « faire savoir » de l’ « être observé » pour faire simple qui, cela va de soi, précède l’essence ou l’action, comme vous voulez. Vous me suivez ? Bref, le bruit, la rumeur, l’idée ou l’insinuation de quelque chose mais sans le quelque chose, à vide : voilà l’objet par excellence de tant d’efforts et de mobilisation, d’où sa légèreté et son extrême volatilité. D’où le doute et la critique de certains, concentrés ici dans la figure de Stéphane le designer, cet équilibriste des contraintes du monde « réel », au même titre que l’architecte l’ait dans l’imaginaire de la génération.
D’autres particularités sautent aux yeux : soirées branchés, levées de fond, comités d’incubation, « business angels » ... je vous laisse découvrir la variété de la faune et des mœurs.
De ce monde étrange, on aperçoit bien l’autre, le profane. Il est fait d’hommes et de femmes, donc de sexe, de pouvoir, de ressentiment, de rancune, de fascination et de haine. De beaucoup de mimétisme aussi, bien sûr (le redoublement du O est aussi le symbole de cette gémellité généralisée : pas un site qui ne soit un copier-coller d’un prédécesseur, pas une initiative qui ne soit démultipliée à l’infini, pas une nouvelle qui ne génère ses milliards de clônes).
Mais la bulle fonctionne comme une loupe et exagère les dimensions. Les bobos sont plus bourgeois et bohèmes que jamais - je songe au créateur de la maison de publicité Acadam adepte du négligé hawaïen - ; les naïfs, plus naïfs et crédules que de coutume – le narrateur Eric en est l’exemple ; les voraces encore plus prédateurs et cyniques, à l’image de Rodolphe ; les sexy, plus provocatrices et fantasmées, telles Vanessa ; les hésitants, plus hésitants et indécidables à l’image de William qui passe à côté de la fortune ; les flatteurs comme Yvan Casta - l’ « incubateur » de Komaccelerator, plutôt succube d’ailleurs -, encore plus prêts à tout pour être du bon côté. La bulle agit comme un révélateur et caricature les caractères d’une comédie humaine en dehors du temps.
Alors une question reste en suspens : nos trentenaires ont-ils vraiment traversé quelque chose, en dehors de leurs fantasmes et de leurs utopies ? N’ont-ils fait qu’un rêve, n’ont-ils eu qu’une hallucination durable, n’ont-ils fait que le tour de leur âme ?
Ma génération d’après 68 a traversé les décombres d’une fausse révolution. Nos trentenaires ont-ils respiré les vapeurs d’une vraie ? A vous et à l’avenir d’en juger.
Jean-Luc Excousseau,
auteur de La Mosaïque des générations, Paris, Editions d’Organisation, 2000,
ce 1er Août 2004 plein de cigales très peu conceptuelles, à Tarascon en Provence.